Les sources policières sont une source irremplaçable de connaissance sur l’histoire du Parti communiste en France. Hormis les mémoires et les témoignages ou les fonds personnels, elles ont longtemps été les seules archives publiques disponibles et ont joué de ce fait un rôle important dans la structuration de l’historiographie du PCF depuis les années 1960. Le caractère hybride de leur contenu, issu à la fois de perquisitions/saisies, de notes de service et de rapports d’informateurs, en explique à la fois l’utilité et les limites. La surveillance des personnes et des organisations dites « subversives », des marginaux, des étrangers, des partis d’opposition et des syndicats « révolutionnaires » constitue une branche importante de l’activité policière, qui génère une impressionnante quantité d’archives, désormais consultables dans leur ensemble à Pierrefitte-sur-Seine depuis le retour des « fonds de Moscou » (n’oublions pas, cependant, les fonds de la Préfecture de police de Paris).
A comme anarchiste
L’historien Marc Vuilleumier, étudiant le cas suisse, a dégagé certaines grandes caractéristiques du travail de surveillance policière qui peuvent être étendues à l’usage français. Depuis les années 1890 et les « lois scélérates » adoptées en 1893-1894 par le gouvernement français contre les « menées anarchistes », et imitées par le gouvernement suisse en 1894, l’adjectif « anarchiste » permet de surveiller et d’incriminer des actes politiques bien au-delà de la stricte sphère libertaire. Dans la mesure où elles visent d’abord “l’acte de propagande”, les lois scélérates limitent la très grande liberté de la presse accordée au début de la IIIe République, et elles ont été combattues à ce titre par des hommes politiques de l’époque, comme Jean Jaurès dans un discours à la Chambre d’avril 1894. En 1899, Francis de Pressenssé, Emile Pouget et “un juriste”, le pseudonyme de Léon Blum, lui consacreront une instructive brochure aux Editions de la Revue Blanche, Les lois scélérates de 1893 et 1894, étudiée en détail ici ([lien : http://revueblanche.over-blog.com/article-29652839.html ] par l’historien Paul-Henri Bourrelier. Aragon, par exemple, sera inculpé pour son poème Front Rouge le 16 janvier 1932 au titre d’« incitation de militaires à la désobéissance » et de « provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste », alors que son poème avait été publié dans un numéro de la revue Littérature de la révolution mondiale d’obédience communiste. Cette faille de la jurisprudence sera d’ailleurs souvent exploitée par les avocats chargés de défendre les militants poursuivis.
Catégories
La deuxième dimension de l’activité policière consister à élaborer des catégories suspectes pour y classer les individus surveillés. Cette classification n’est pas un exercice simple et automatique : l’utilisation des étiquettes politiques par la police dépend d’objectifs précis qui consistent, par exemple, à utiliser l’étiquette « bolcheviste » pour associer tel ou tel individu aux « menées » d’une puissance étrangère, en l’occurrence la Russie soviétique. C’est au titre de « bolchevistes français » que sont ainsi inquiétés à la fin de la Grande Guerre les hommes du petit « Groupe français de Moscou » Henri Guilbeaux et Jacques Sadoul. Condamnés à mort par contumace, ils seront gardés longtemps éloignés du territoire français. La différenciation policière entre anarchistes, socialistes, communistes puis trotskistes, etc., est progressive. Dans les années 1970, on verra même les services de la DCRG rédiger des notes sur le vocabulaire gauchiste, pour le distinguer du vocabulaire communiste et le décrypter : « Si l’ensemble de la famille maoïste utilise un fonds commun de schémas dialectiques et de vocabulaire, chacun des grands courants idéologiques qui la composent a constitué ses propres thèses, par accentuation, atténuation ou addition de certains thèmes, et s’est réservé l’usage d’une formulation particulière. […] À la limite, ajoute le policier, un inventaire des formulations et thèmes les plus symptomatiques pourrait suffire à déterminer l’origine d’un document anonyme, et même à fournir les clés d’un contexte obscur1 ». Comment mieux définir la critique interne des historiens ? Un tel document démontre la stabilité historique de ce souci d’identification des forces et des groupes considérés comme suspects, le besoin de formation des personnels de surveillance et l’importance du renseignement.
Le Carnet B
Avant 1914, la police française s’est dotée d’un instrument redoutable pour peser sur les choix politiques du mouvement ouvrier : le Carnet B, dont nous avons déjà évoqué l’importance2. Conçu, à l’époque du ministère Boulanger dans les années 1880, comme une liste destinée à identifier les espions, sa mission de protection de la mobilisation fut précisée par Clemenceau en 1909. Ce dispositif de fichage illustre ainsi la place de la guerre dans le processus de modernisation et de renforcement de l’Etat à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. La principale difficulté auquel les policiers qui le tiennent à jour sont confrontés est la mobilité des individus surveillés : après une “inscription carnet B”, un “feuillet mobile” accompagne le suspect dans ses déplacements sur le territoire, une gageure devant les réalités d’une classe ouvrière encore très gyrovague. En 1922, la circulaire définissant depuis 1912 le fonctionnement est modifié, en particulier pour cibler les suspects du “groupe 3″ : les personnes des deux sexes susceptibles de troubler “l’ordre intérieur”. Elle étend également son activité de surveillance aux “spéciaux”, c’est-à-dire aux étrangers, une catégorie devenue largement majoritaire dans les années 1930, comme l’a montré Donald Baker : ils forment les 9/10e des noms présents sur la liste consolidée des fichés en 1936. En tant que “parti de l’étranger”, le parti communiste est directement visé par ces dispositions.
Indics
Pour alimenter les services de police en informations, le recrutement d’indicateurs est essentiel. En l’absence bien souvent d’archives internes abondantes et en séries cohérentes, l’histoire de la SFIO pendant la Première Guerre mondiale ne peut guère être écrite sans les sources policières produites par la surveillance de ses instances nationales par l’intermédiaire de deux indicateurs désormais connus : le socialiste Charles Rossignol, membre de la Commission Administrative Permanente (CAP) de la SFIO (la direction administrative du parti), identifié par recoupements par l’historien Jean-Louis Robert dans sa thèse consacrée au mouvement ouvrier parisien pendant la guerre3, et le syndicaliste Pierre Dumas, secrétaire de la Fédération CGT de l’habillement4 Après 1920, le PC-SFIC vit dans la crainte obsidionale, mais fondée, de la pénétration policière. L’établissement d’un service des cadres et la réalisation d’un intense travail de « vérification » des bios relève en partie de la peur du gendarme. Dans les « bios » figure ainsi une redoutable question consacrée à la parenté avec d’éventuels membres de la police. On sait qu’elle servira de preuve à charge dans l’affaire du « groupe Barbé-Celor » en 1931. À l’inverse, certaines forces politiques sortent insensiblement du radar de la dangerosité politique, sans que ce processus soit toujours bien clair : la sortie du « carnet B » est un signe infaillible.
L’historien Marc Vuilleumier souligne également d’autres effets pervers de la collecte d’information à caractère politique : l’absence de preuves, souvent avérée, est mise au compte du savoir-faire des individus surveillés. Le caractère erroné des informations collectées n’est pas rare, au point de faire douter de l’intérêt de ces sources parfois uniques sur certains aspects de l’activité de tel individu ou de tel groupement. Il n’en reste pas moins que l’étendue et l’ampleur des objectifs de la surveillance policière demeure, pour la Suisse comme pour la France, une source d’étonnement pour l’historien. La répression anticommuniste pendant la Seconde Guerre mondiale montrera à la fois la force et les limites de ce dispositif.
Pour aller plus loin :
Marc Vuilleumier, « La surveillance politique à Genève : quelques cas (1920-1934) », consultable en ligne : http://www.amtsdruckschriften.bar.admin.ch/viewOrigDoc.do?ID=80000263
Voir aussi Jean-Marc Berlière, « Archives de police/Historiens policés ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°48, 2001/5, consultable en ligne sur Cairn.
Donald N. Baker, « The Surveillance of Subversion in Interwar France : the Carnet B in the Seine, 1922-1940 », French Historical Studies, 1978, no 10, p. 486-516, consultable sur Jstor.
Nous renvoyons également au très riche site : Criminocorpus
Pour citer ce billet : Romain Ducoulombier, « La surveillance politique : comment lire les archives de police sur le Parti communiste ? », ANR PAPRIK@2F, 16 octobre 2014 [en ligne :http://anrpaprika.hypotheses.org/2658]
- AN F7/15586/172.
- Romain Ducoulombier, « Le PCF et la répression : le concept d’interaction », ANR PAPRIK@2F, 17 mars 2014 [en ligne: http://anrpaprika.hypotheses.org/1865]
- Voir sa version remaniée : Jean-Louis Robert, Les ouvriers, la patrie et la révolution Paris 1914-1919, Paris, Belles Lettres, 1995.
- Voir Julien Chuzeville, Militants contre la guerre 1914-1918, Paris, Editions Spartacus, 2014.